Autoportraitriple
Autoportraitriple -12/05/13
« Monsieur M- a posé le défi de l’autoportrait. C'est un défi plus grand que celui de la lecture. Mais j'ai heureusement commencé à aiguiser mes armes en vue de ce jeu là bien avant que l'idée ne surgisse. »
San je suis San
S : Mon amie exemplaire, le miroir réformé en modèle qui éponge le vide
A : le corps né du père et de la mère, le prénom reçu en héritage
N : le facteur Émotion
N a les cheveux rouges, un grand manteau rouge avec de la fourrure au col, des talons très hauts, laqués noir, et des lunettes de soleil noires. Elle est grande, athlétique, elle semble avoir une méchante gueule de bois.
S porte une robe bleue, discrète et sage, elle est calme.
A est en jean et tee-shirt banals, elle a l'air un peu dans la lune.
Sur scène, une table et quatre chaises toutes simples. Sur la table, quelques tasses et une cafetière. Tout au devant de la scène, à droite, un arrosoir et un gros pot de fleurs colorées : La Plante. Les murs sont en briques, il y a une porte dans le fond, blindée comme celles des sous-marins, pas de fenêtres.
La lumière s'allume doucement.
S et A sont attablées et boivent du café en silence.
On tambourine à la porte.
N :Ouvrez ! Ouvrez, vite !!
S va ouvrir. N entre comme une furie, renverse une chaise, se retourne, s'arrête, regarde autour d'elle égarée. Silence. Elle retire doucement ses lunettes, recommence à regarder autour d'elle. Son maquillage a coulé.
S: Eh bien, que t'arrive-t-il cette fois ?
N s'affale sur une chaise. Ôte une à une ses chaussures, l'air absolument épuisée. Elle se relève, avance vers le public, pieds nus, lentement, et annonce enfin :
N: Monsieur M. a posé un défi.
S et A, ensemble : Un défi ?
N : L'autoportrait.
Silence. Elle revient s'asseoir normalement. S hausse les épaules, se lève, remet la chaise en place, ressert du café.
S : Tu fais toujours des drames. C'est la montagne qui accouche d'une souris.
A : ... Quand même, c'est inquiétant.
N : Inquiétant !
S : Du calme, du calme. Je vais chercher de quoi écrire.
A se lève, veux suivre S, regarde N avec inquiétude.
S : Attendez moi là, j'en ai pour une minute.
Elle sort par la gauche. N la regarde partir, puis prend un sourire méchant. Elle se lève, elle marche vers A et sort de sa poche un canif qu'elle ouvre. A recule jusqu'au mur.
N : Tu vas être bien gentille et m'écouter. Tu ne vas pas te remettre à la jouer solo, hein ?
A : N-n-non, non-non...
N : Parce que tu sais ce qui se passerait, hein ?
A : Oui-ou-ou-oui-oui...
On entend S qui revient. N court se rasseoir. A se ressaisit et se rassoit, en éloignant sa chaise le plus possible de N. S prend la place du milieu, face au public, écarte les tasses et pose une grosse machine à écrire.
N : Pfff c'est nul ! Je veux faire de la peinture, moi ! Je suis pas un petit scribouillard.
S : Silence.
N obéit, vexée, elle joue avec les cuillères à café.
S : Commençons !
A sort de sa poche une cigarette et l'allume en tremblant.
S : Éteins-moi ça, tu vas nous tuer !
A écrase le mégot. N sort aussitôt un majestueux porte cigarette en argent et allume une Gitane. S regarde, hausse les épaules, déprimée, et commence à taper en marmonnant.
S : « Je suis plutôt grande... »
N : Mets : « très grande » !!
S continue à taper sans écouter.
S : « ...cheveux bruns... »
N : N'importe quoi ! Rouges !!! Brun c'est moche, il y en a toujours que pour elle !
Elle désigne A, qui se recroqueville sur sa chaise.
S : Bon ça suffit ! C'est quoi ce cirque ! La seule à pouvoir sortir d'ici en public, c'est A, alors on a pas le choix, c'est tout ce qu'ils connaissent de nous. Si on veux pas passer pour des folles, il faut parler d'elle. C'est notre seule chance de pouvoir sortir nous aussi, un jour, et tu le sais ! On doit avoir l'air de ne pas être là, comme si on existait pas.
N : J'en ai mare ! On s'en fou, de ce qu'ils croient ! Je veux du rouge ! Mets rouge ! Rouge ! Rouge !
S : Je t'aurais prévenue. Ils ne comprendront pas. Ils croiront qu'on fait exprès de dire n'importe quoi « juste pour attirer l'attention ».
A, timide : Elle a peut-être raison... Ils sont gentils tu sais, ils sont intelligents. Ils peuvent comprendre, si on leur explique.
S : Alors maintenant tu voudrais tout leur dire ?
A : Je ne sais pas... Il faudrait trouver comment...
S, bas à A : Tu sais comment elle est... Si on la laisse faire, elle deviendra une vrai furie. Il ne faut pas qu'ils la connaissent, si ils la laissaient sortir, elle deviendrait impossible.
S reprend : Bon. D'accord pour les cheveux rouges. C'est un peu idiot, mais bon, passons, ils croiront à une lubie, quelque chose comme ça. Je reprend : « J'ai les cheveux rouges, les yeux marrons... »
N : « Marrons » ? C'est quoi ça, marron ? Ça va pas la tête ? Mets plutôt vert, jaune, violet ! Pff j'en ai mare, qu'est-ce qu'on s'ennuie ! C'est pas drôle vôtre truc, c'est d'un plat. Pourquoi tu inventes pas un peu ?
S : C'est un autoportrait.
N : Ça me gave ! Je vais le peindre, moi, vôtre autoportrait !
Elle sort sur le côté droit, revient avec un énorme chevalet qui la cache presque entièrement du publique, et des pinceaux dans la bouche. S se laisse aller contre le dossier de sa chaise, repousse la machine à écrire du bout des doigts, déprimée. N ouvre le chevalet dos au public, disparaît derrière. On la voit seulement faire de grands gestes vagues, théâtrales. Elle recule, admire son œuvre.
N : Et voilà ! Vous en pensez quoi ?
S et A vont voir. A n'ose rien dire, ne se rapproche pas trop de N.
S : … C'est pas terrible. C'est juste du gribouillage. Tu peux faire mieux que ça, de toute façon tu sais qu'on doit être à trois pour faire quelque chose. Bon ça suffit. Sérieusement.
Elle retourne à la machine à écrire, se remet à taper. N lui jette son pinceau, la rate. S continue d'écrire comme si de rien n'était. N commence à fureter partout, elle fait semblant de frapper A en passant à côté d'elle, A se recroqueville, les larmes aux yeux. N saisit le briquet de A sur la table et court au tableau avant même que S ait pu se lever. Le tableau s'allume comme une torche. S, horrifiée, crie à A de l'éteindre avec l'arrosoir. A se précipite, le tableau gît dans une grande flaque d'eau, complètement calciné.
S : Tu es vraiment folle ! Complètement irresponsable ! Tu te rends compte que tu nous aurais toutes tuées avec tes idioties !
A, sanglotant : L'eau de la plante...
Silence, toutes regardent l'arrosoir vide que A tient. Même N a l'air de troublée tout à coup, elle se reprend.
N : Eh bien quoi ?! Donnez lui du café !
S est hors d'elle, même A se met en colère cette fois.
S : Tu sais très bien que si la plante meurt, on ne pourras jamais sortir d'ici !! On se retrouvera coincée ici à vie avec tes conneries, c'est ça que tu cherches ?! Il n'y aura plus de mots sans la plante, plus rien, on n'existera plus ! Tu le sais très bien, c'est toujours la même chose avec toi ! On arrive à rien, tu es intenable !
Le sourire de N s'efface, elle s'affale sur une chaise. S se calme, se rassoit. A prend la plante en lui parlant doucement et l'emporte vers le fond de la salle, le plus loin possible de N, en tirant la langue à celle-ci au passage. N s'énerve de nouveau en la regardant, et elle lui donne un coup de pied quand elle repasse près d'elle pour aller s'asseoir. S bondit, attrape N par son manteau.
S : Cette fois s'en est trop !
Elle la très dans les coulisses en continuant de lui crier dessus. A retourne se réfugier près de la plante, contre le mur. S revient après une minute.
S : J'ai du l'enfermer... Une furie.
Elle s'assoit, se tourne vers A.
S : Reviens, s'il te plaît, A... Elle est partie, c'est terminé.
A revient en amenant la plante, sans la quitter des yeux, pleurnichant toujours. Elle la pose sur la table. La plante est en piteux étant, les feuilles sont jaunies, tombantes, elle est assoiffée. Elles restent immobiles, déprimées, fatiguées.
A : Il lui faut de l'eau. Elle va mourir !...
S : Oui, on va aller en chercher. L'autoportrait, on y arrivera jamais de toute façon, N est trop indomptable aujourd'hui. Une autre fois... Oui, une autre fois.
A répète comme un échos : Une autres fois, oui...
S ressert du café froid, qu'elles ne boivent pas. S fixe le public longuement, l'air épuisée.
S : San, qu'avons-nous fait des mots ?
Rideau